lundi 16 janvier 2012

Bernard PIVOT – Les mots de ma vie - extrait


Vieillir, c’est chiant. J’aurais pu dire : vieillir, c’est  désolant, c’est insupportable, c’est douloureux, c’est horrible,  c’est déprimant, c’est mortel. Mais j’ai préféré « chiant » parce
que c’est un adjectif vigoureux qui ne fait pas triste.

Vieillir, c’est chiant parce qu’on ne sait pas quand  ça a commencé et l’on sait encore moins quand ça finira.
Non, ce  n’est pas vrai qu’on vieillit dès notre naissance.
On a été longtemps si frais, si jeune, si appétissant.
On était bien dans sa peau.
On se sentait conquérant. Invulnérable.
La vie devant soi.
Même à cinquante ans, c’était encore très bien. Même à soixante.
Si, si, je vous assure, j’étais encore plein de muscles, de  projets
, de désirs, de flamme.
Je le suis toujours, mais voilà,  entre-temps – mais quand – j’ai vu le regard des jeunes, des hommes  et des femmes dans la force de l’âge qu’ils ne me considéraient
plus comme un des leurs, même apparenté, même à la marge.
J’ai lu  dans leurs yeux qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon  égard.
Qu’ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais  impitoyables.
Sans m’en rendre compte, j’étais entré dans l’apartheid de l’âge.
Le plus terrible est venu des  dédicaces des écrivains, surtout des débutants.
 « Avec respect », « En hommage respectueux », Avec mes sentiments très respectueux ».
Les salauds!
Ils croyaient probablement me faire plaisir en  décapuchonnant leur stylo plein de respect? Les cons! Et du « cher Monsieur Pivot » long et solennel comme une citation à l’ordre des
Arts et Lettres qui vous fiche dix ans de plus!
Un jour, dans le métro, c’était la première fois, une jeune fille s’est  levée pour me donner sa place. J’ai failli la gifler.
Puis la  priant de se rasseoir, je lui ai demandé si je faisais vraiment  vieux, si je lui étais apparu fatigué.
 « Non, non, pas du tout, a-t- elle répondu, embarrassée.
J’ai pensé que… » Moi aussitôt : «Vous  pensiez que…? --
Je pensais, je ne sais pas, je ne sais plus, que  ça vous ferait plaisir de vous asseoir. –
Parce que j’ai les cheveux blancs? –
Non, c’est pas ça, je vous ai vu debout et comme vous êtes plus âgé que moi, ç’a été un réflexe, je me suis levée…--
Je parais beaucoup beaucoup plus âgé que vous? –
 Non, oui, enfin un peu, mais ce n’est pas une question d’âge… --
Une question de quoi, alors? –
Je ne sais pas, une question de politesse, enfin je  crois…»
J’ai arrêté de la taquiner, je l’ai remerciée de son geste généreux et l’ai accompagnée à la station où elle descendait pour lui offrir un verre.
Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien.
Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise,
ni à l’amour, ni à la sexualité, ni au rêve.
Rêver, c’est se souvenir tant qu’à faire, des heures exquises.
C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent.
C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie.
La musique est un puissant excitant du rêve. La musique est une drogue douce.
J’aimerais mourir, rêveur, dans un fauteuil en écoutant soit l’adagio du
Concerto no 23 en la majeur de Mozart, soit, du même, l’andante de
son Concerto no 21 en ut majeur, musiques au bout desquelles se
révéleront à mes yeux pas même étonnés les paysages sublimes de l’au-delà.
Mais Mozart et moi ne sommes pas pressés.
Nous allons prendre notre temps.
Avec l’âge le temps passe, soit trop vite, soit trop lentement.
Nous ignorons à combien se monte encore notre capital.
En années? En mois? En jours?
Non, il ne faut pas considérer le temps qui nous reste comme un capital.
Mais comme un usufruit dont, tant que nous en sommes capables, il faut jouir sans
modération.
Après nous, le déluge? Non, Mozart.

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